Suite du texte Le Fil Rouge du sang des femmes
L’héroïne d’Une histoire sans nom de Barbey d’Aurevilly a donné son nom à un syndrôme, celui de "Lasthénie de Ferjol" : des femmes se provoquent des hémorragies de
source invisible, en catimini, et sont repérées par une importante anémie. Il leur arrive d’évoquer une extrême jouissance. Ce sang caché a été comparé aux saignements menstruels. Les auteurs
[15] évoquent le lien vital et mortifère, indestructible qui unit fille et mère dans une relation symbiotique et vampirique. Une mère qui a transfusé son sang - car il ne s’agit pas d’oralité
mais de "vampirisme" [16] - et que la fille retransfuse par son propre sang. Un corps et un sang pour deux [17].
Egalement un "auto-vampirisme" [18]. Il s’agit de "maintenir sous le sceau du secret l’amour le plus ancien pour l’objet primordial, enseveli par
le refoulement primaire, de la séparation mal accomplie entre les deux partenaires de la fusion primitive" [19] . Et apparaît comme une évidence l’apport de jouissance du symptôme : vertige,
pâmoison, somnambulisme ou ravissement.
Du côté des anorexiques, chez qui dominent les fantasmes d’omnipotence et d’autosuffisance, l’idéal esthétique de pureté, d’ascèse peut être également source de
jouissance. La pureté consiste à éviter toute substance assimilée à la dépendance d’un corps maternel haï, fécalisé. L’intérieur maternel condense en termes de souillure tout ce qui est
nourriture, excréments, et bien évidemment les règles. Toute identification au féminin ou au maternel est rejetée pour cause d’impureté. Le sang se tarit.
Le symptôme boulimique, qui en est l’autre versant, donne la version orgiaque, cannibalique de cette dépendance haïe, que le vomissement et le dégoût
viennent expulser, décorporer.
Qu’un sang impur…
Relisons Freud : "Ce n’est pas seulement le premier coït avec la femme qui est tabou : tous les rapports sexuels le sont. On pourrait presque
dire que la femme dans son entier est tabou… Peut-être cette crainte se fonde-t-elle en ceci que la femme est autrement que l’homme, qu’elle apparaît incompréhensible et pleine de secrets,
étrangère et pour cela hostile. L’homme redoute d’être affaibli par la femme, d’être contaminé par sa féminité et de se montrer alors incapable [20]."
Voici le cœur du tabou qui traverse les temps et les moeurs : la femme est
tout à la fois "autre", "sexuelle", "impure" et "castratrice". Le "venin de la pucelle", cité par Freud, en témoigne. Il s’agit d’une terreur primaire. Le sang des règles vient condenser tous ces
dangers. Il réunit le sexuel, la procréation et la mort, donc les interdits oedipiens et les prohibitions culturelles de l’inceste maternel et du parricide. Il recouvre les angoisses de féminin
tout autant que celles de castration et de mort. Ce sang ne peut être qu’impur et maléfique. Le sang des règles est incoagulable. Ce qui ramène à la mort. Il y a un parallèlisme des rituels qui
entourent les menstruations et la mort.
La femme menstruée détruit tout ce qu’elle est censée protéger et produire en tant que terre-mère. Elle détruit la vie comme elle détruit
l’enfant qu’elle ne porte pas. Derrière le tabou du sang se cache donc la crainte inspirée par les forces obscures de la vie et de la mort. Celles d’une mère archaïque toute puissante,
étouffante, dévorante qui possède le droit exclusif de donner la vie et donc de la reprendre.
Les hommes ont donc créé des mythes et des rites destinés à exorciser et à contrôler le maléfique féminin. Des rites sociaux d’isolement, des
rites médicaux d’expulsion, des rites religieux de purification.
J’emprunte une description des calamités rencontrées dans les mythes,
folklores et fantasmes [21]. Le sexe de la femme y est vu comme mystérieux et terrifiant . Son vagin est denté et, tel une bouche vorace, il sectionne et dévore le pénis. Son clitoris est une
flèche acérée et il est plus prudent de l’exciser. Des serpents logent dans son ventre et les hommes se font mordre cruellement. Dans les théories médicales, l’utérus est un animal sauvage qui
guette avec voracité la semence de l’homme. Il se déplace jusqu’à la gorge et, pour le faire redescendre, on fait respirer à la femme hystérique des vapeurs nauséabondes ou on la suspend par les
pieds. L’appétit sexuel de la femme est insatiable. Seule la copulation avec le diable peut parvenir à satisfaire cette sorcière. De ce commerce avec les démons vont découler les premières
menstruations dues à la morsure d’un animal surnaturel.
Pour exorciser la puissance de la grande déesse des origines, a-t-il fallu la remplacer par un dieu unique et mâle, seul créateur de l’univers ?
À propos de la horde primitive et de la mort du père Freud s’interroge : "où se trouve dans cette évolution la place des divinités maternelles qui ont peut-être précédé partout les dieux-pères ?
Je ne saurais le dire".
A-t-il fallu surinvestir le pénis, voir la femme comme un être châtré, inférieur, infantile ? A-t-il fallu lui ravir son pouvoir en instaurant
des lois qui établissent un ordre patriarcal ? L’envie que pouvait éprouver le garçon vis-à-vis de l’omnipotence créatrice de sa mère a-t-elle été retournée en envie de la femme vis-à- vis du
pénis de l’homme ?
Le rôle des saignées
La longue pratique des saignées visait à purifier, à vider l’excès de mauvais sang. Au Moyen Âge, le sang menstruel est considéré comme
contaminant : l’enfant conçu pendant les règles était roux, ou il risquait de naître lépreux, ou épileptique. Les rapports sexuels étaient alors interdits.
La femme, au temps d’Hippocrate, abrite en elle des "semences pourries séjournant dans la matrice", des humeurs "peccantes". Le remède est la
"purge de matrice". On rétablissait l’équilibre des fluides, on expulsait les humeurs mauvaises. On pratiquait des saignées périodiques chez les femmes enceintes pour éviter l’intoxication du
sang qui devait nourrir l’embryon. Egalement, chez des femmes ménopausées des sangsues les délivraient du sang qui les empoisonnait.
Freud lui-même pathologise : "la période menstruelle est le prototype physiologique de la névrose d’angoisse, elle constitue un état toxique
avec, à la base, un processus organique".
La chasse aux sorcières
Pour Pline, le sang menstruel était venimeux. Un être capable de produire un tel poison était fondamentalement mauvais, pernicieux, diabolique. La
substance vénéneuse dégagée par l’utérus provient d’une rétention et corruption de matière, autrement dit d’un dysfonctionnement des sécrétions sanguines ou séminales, imputables au mode de vie.
Les rapports sexuels pendant les règles relevaient de l’idolâtrie, de l’adoration de la déesse lune, de l’hérésie. Ils ont subi des interdits religieux jusqu’au XVIII° siècle.
Dans la religion juive, la mère accouchée et sa fille sont impures. Le fils, par la circoncision, est séparé de la souillure maternelle et
devient pur. La circoncision signe l’alliance de Dieu avec Abraham. Le péché originel est plus un péché de la connaissance et donc de concurrence avec Dieu qu’un péché de la chair. La
connaissance en hébreu signifie l’union sexuelle. Les lois de Nidda concernent les menstruations. Le Lévitique confirme le pouvoir contaminant, transmissible de l’impureté menstruelle. La femme
menstruée doit rester sept jours isolée, " car son défaut évident doit rester invisible, interdit au regard de l’homme. C’est par le regard que l’impureté de la femme se communique à l’homme". La
sexualité du couple marié est suspendue par l’apparition des règles. Les rapports ne sont autorisés qu’après le bain rituel qui clôt la période des sept jours de purification, et après une
analyse minutieuse des sécrétions génitales. La femme redevient alors pure, c’est-à-dire convenable à l’homme.
Chez les Musulmans, le Coran affirme : "au paradis ni urines, ni vents, ni défécation, ni
sperme, ni menstrues". C’est un lieu de jouissance infinie, habité par des vierges pures. Tout ce qui sort du corps est impur et transmet la souillure. Les rites d’ablutions et de purifications
sont nombreux. Sont déclarées impuretés mineures les excrétions urinaires ou intestinales, impuretés majeures l’émission de sperme, les menstrues et le sang de l’accouchement.
La perte de la virginité, dans ces deux religions est conçue comme une initiation. L’hymen est un bien familial qui assure l’honneur du clan. Un
certificat de virginité est remis à la belle mère. Les rituels religieux sont accomplis de 11 à 13 ans, âge de la puberté des filles.
Les Chrétiens ont abandonné la circoncision et les lois d’impureté, ils ont donc fait disparaître les rites concernant le sang génital des
femmes. Jésus donne à manger son corps et à boire son sang. Le sang, dans le Nouveau testament c’est avant tout le sang du sacrifice du Christ. D’où les stigmates des mystiques, le martyre des
premières vierges chrétiennes, la folie mystique de Catherine de Sienne, vierge farouche, anorexique notoire et aménorrhéique et ses visions de Jésus lui donnant à boire le sang de sa
blessure.
Mais les Chrétiens, du temps des Inquisiteurs, se sont acharnés contre la sexualité, le
péché de chair, et particulièrement contre les femmes. Un
manuel de détection de sorcellerie (que Freud s’était procuré), intitulé Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières, 1486), exemplaire de misogynie, de haine de la femme, décrivait toutes
formes de luxure charnelle, et de dangerosité féminine. La femme y était traitée de fléau, d’animal imparfait, ne pensant qu’au mal, à tromper et à "priver l’homme de son membre viril". Le
caractère lascif et sadique du Malleus lui valut un immense succès, et sa diffusion dans toute l’Europe, favorisée par la récente découverte de l’imprimerie, accrut les phénomènes de persécution.
A cette époque de la Renaissance, en pleine efflorescence de la science, des arts et de la littérature, la superstition néanmoins faisait rage. Les femmes étaient la cible principale de la chasse
aux sorcières. "Pour un sorcier, dix mille sorcières" (Michelet). Tout plaisir charnel devenait le résultat d’un pacte avec le diable, et le plaisir de la femme ne pouvait provenir que d’une
copulation satanique. Des dizaines de milliers de femmes qui seraient aujourd’hui traitées, subirent la torture et la mort ad majorem dei gloriam.
Cloacal, anal et fécal
Inter urinas et faeces nascimur , déclarent les Pères de l’Eglise . Le sang menstruel et l’excrémentiel se rejoignent dans ce lieu désigné par "cloaque", qui
correspond à l’impureté viscérale où se confondent le lieu de procréation et le lieu d’éjection. C’est donc une
image sur un site de passionné : http://www.artusfilms.com
zone de confusion, d’où la fascination et l’effroi qu’il peut inspirer, en raison du danger d’une dissolution dans l’informe, à ce qui se profile comme sources
cachées à l’intérieur du corps de la femme.
C’est cet informe qui aurait pu inspirer à Lou Andreas Salomé son idée de la location du vagin au cloaque. Mais le cloaque dont parle Lou est en
fait anal, comme le perçoit Freud [22]. La Cloaca Maxima, l’égout romain, mène vers la fécalisation.
De fait, l’anal comme le fécal visent à contenir ou à donner forme à ce cloacal. L’analité est à définir comme une fonction : la fonction
sphinctérienne qui permet au moi comme au corps de s’ouvrir ou de se fermer à la pulsion, de lâcher ou retenir l’objet. L’analité est un carrefour, une gare de triage, de rencontre et de
confrontation des contraires, des oppositions. Elle est une zone de différenciation, de négociation, mais aussi de clivages. Elle est le siège même de l’ambiguïté, de l’ambivalence. On reconnaît
dans cette ambivalence celle qui caractérise le tabou.
La perte des règles est assimilée au manque de retenue féminine, à une perte de contrôle. Du fait que la femme laisse échapper le sang au lieu de
le conserver pour devenir enceinte. La femme ne peut retenir son sang que lorsqu’elle est enceinte, qu’elle est fermée.
Les rites de scarification et ceux qui président aux troubles de l’anorexie
peuvent prétendre exercer une forme de contrôle sur cette incontinence. "Je saigne si je veux" ou "je n’ai rien à saigner". On sait qu’actuellement les femmes ont la possibilité de retarder leurs
règles ou même de les supprimer : "Des règles quand je veux, si je veux", titrait récemment un magazine féminin [23] .
En Afrique, la bouche, les gencives et la lèvre inférieure des femmes sont tatouées, pour surmonter leur incapacité à retenir la parole, à garder
le secret. Bouche et sexe féminin, par analogie, ne peuvent retenir ni le sang, ni le sperme, ni la parole.
Dans un rite d’initiation africain, le secret consistait à faire croire aux femmes et aux enfants qu’on bouchait et suturait l’anus des hommes.
Dans la forêt, on apprenait aux initiés qu’il s’agissait d’une supercherie, mais qu’ils devaient en garder le secret, et ne jamais être vus en train de déféquer. Cela les mettait à l’abri des
angoisses de castration d’un sexe ouvert, susceptible de perdre du sang et d’accoucher, mais également les identifiait à la mère enceinte, à celle qui ne perd rien.
Le "fécal" [24] désigne à la fois les matières, leur décomposition, et
l’activité de fécalisation de la pulsion, des zones corporelles et de l’objet. La fonction anale de sphinctérisation, de négociation et de compromis est alors démise, rigidifiée.
La décomposition des matières, la contamination s’adresse à l’amalgame du menstruel et de l’excrémentiel, à tout ce qui, du corps féminin ,
suinte, exsude, s’écoule, déborde. On passe de la honte des organes génitaux à leur dégoût. C’est cette assimilation des règles à la décomposition et aussi la menace de débordement dûe à une
incapacité de rétention anale qui forcent vers la fécalisation des menstrues. Et c’est pour ne pas réveiller ce fantasme fécal qu’il est plus rassurant de se réfugier du côté de l’anal, et de
penser le vagin comme un sphincter, comme "loué à l’anus".
La fécalisation de l’objet est ce qui vise la femme lorsqu’elle est qualifiée d’impure, diabolisée, soumise à des rites d’exclusion, d’exorcisme,
de persécution ou de mutilation. La fécalisation sous-tend également les pratiques sexuelles perverses qui utilisent la femme comme un objet partiel.
Mais le dégoût peut protéger également contre l’angoisse du retour à
l’informe, à la silencieuse dissolution des limites ou le retour à la passivité originaire, à la terreur et la jouissance d’être livré à la toute puissance de l’autre maternel. Comme au retour à
ce corps, celui du ventre, du creux, des viscères et des sécrétions qui rappelle, parfois trop violemment, le corps maternel et ses flux dangereux, sanglants.
La fonction psychique du tabou consiste à mettre en place des protections contre le danger de contagion ou de dissémination. Depuis
l’interdiction de contact physique et psychique jusqu’à la logique de la pureté, voire de la purification, qui conduit à l’isolement et à l’enfermement jusqu’à la persécution et à la
destruction.
Ambivalence des tabous
Les menstrues sont taboues dans presque toutes les civilisations. Tapu , mot
polynésien, signifie interdit et sacré. Le terme est porteur de l’ambivalence de l’impur et du sacré. Le tabou fait coïncider la volupté et la crainte du toucher, l’interdit et l’attrait pour sa
transgression. Il crée des espaces différenciés et aménage des sanctuaires, lieux de sacré et de secrets, dont il sera possible ensuite de se détourner.
La femme est à la fois sacrée et impure : sacrée quand elle est vierge, mère,
madone, impure quand elle est femme, tout le temps de sa vie sexuelle, de ses premières menstruations jusqu’à la ménopause. C’est le clivage de la maman et la putain. Elle est donc doublement
taboue, doublement intouchable.
L’objet du tabou, le refoulé d’entre les refoulés, le sexe de la mère et l’impensable de l’absence
de représentation du féminin, sont indissociablement liés. La terreur profonde, pour les deux sexes, c’est la proximité du sexe de la mère dont ils sont issus. Cette avidité de la poussée
pulsionnelle, toujours insatisfaite, ne peut que terrifier si elle renvoie à la dévoration, à l’engloutissement dans le corps de la mère, objet de terreur et paradis perdu de la
fusion-confusion.
Harajuku Kids est une série de photos signées H. Guillaume
visibles ici :
http://www.photosaga.com/Japon%20kids/pages/Harajuku%20Kids%20(65).htm
Le désir de retour au sein maternel est aussi fort que la terreur qu’il inspire. Peut-on dire que la femme est déclarée sacrée et impure pour la
rendre taboue, pour que nul ne s’en approche ? Y a-t-il nécessité de se protéger de "cet élément maternel qui loge insidieusement, potentiellement, dans la femme" [25] ? Le tabou du sang
menstruel réunit le désir de rester en contact avec le lieu maternel de l’origine et celui de maintenir ce lieu hors d’atteinte, et participe donc au tabou universel de l’inceste.
La vierge est pure, mais elle est dangereuse. Elle exerce une fascination angélique mais incarne un danger psychique qui suscite terreur sacrée
et répulsion.
L’hymen a la fonction d’un voile, qui à la fois cache et suggère. La vierge est intouchable et reste, de ce fait , intacte : c’est Eve avant la
chute. Sexualité, mort, morsure et sang se rencontrent autour de la représentation de la destruction de l’hymen. Freud parle d’un lien d’hostilité dû à la blessure narcissique infligée par la
destruction de l’hymen et à la crainte de sujétion amoureuse inaltérable. Le "venin de la pucelle" s’épuise sur le premier objet. Ce n’est pas le pénis de l’homme qui déçoit la femme, estime
Freud, mais le fait qu’elle en soit elle-même privée. Le vaginisme reproduit sous forme de symptôme le maintien artificiel d’un hymen irréductible et impénétrable.
La femme hostile, castratrice, dévorante est déclarée taboue, comme les rois, les prêtres, les morts investis eux aussi de vénération et d’une puissance redoutable.
La femme, devenue sorcière, fait du sang des règles des philtres d’amour ou de mort. Lorsque ce sang est utilisé comme thérapeutique, sa force négative est récupérée pour libérer les humains
d’autres maléfices. Le tabou est maléfique et bénéfique.
http://www.photosaga.com/Japon%20kids/pages/Harajuku%20Kids%20(65).htm
H.Guillaume
Mythes de conception et rites initiatiques
Les mythes de conception cheminent par toutes les voies des théories sexuelles infantiles face à l’énigme de la différence des sexes et de la naissance.
Dès Hippocrate jusqu’au Moyen Âge, la conception se produit à partir d’une semence masculine et féminine, le sang menstruel servant à nourrir le
fœtus. Le mâle est "l’être qui engendre dans un autre être", le sang menstruel n’est qu’une semence sans âme. Après l’accouchement, le sang blanchit et donne le lait. Ces croyances perdurent
encore dans certains mythes populaires.
"Buvez car ceci est le lait de mon pénis": Le rite de la subincision, en Australie, aux îles Fidji et en Afrique, consiste à pratiquer une
incision le long du pénis qui se renouvelle régulièrement tout au long de la vie pour obtenir des saignements réguliers, nommés règles. L’initié reçoit sur son corps le sang du pénis de son père,
avec cette parole : "voici le lait du pénis, nous sommes devenus vos mères mâles ». Les interdits rituels sont les mêmes que ceux du sang de la menstruation [26]. Dans d’autres rites, c’est le
sperme qui est donné à boire aux initiés, en tant que lait maternel des hommes.
"Buvez car ceci est mon sang" : Un film de Catherine Breillat, "Anatomie de l’enfer" décrit une cérémonie secrète et sacrilège. Celle d’un rite
initiatique visant à faire rencontrer le féminin haï à un homme dévoyé dans l’homosexualité. Une femme nue le convie à une découverte régressive de l’origine du monde et de la sexualité, à
travers les âges de pierre, puis de fer. Elle abandonne son sexe endormi à la pulsion scopique de l’homme. Puis elle l’invite cérémonieusement à boire le sang de ses règles. Comme un pacte
d’allégeance à la grande divinité mère. On naît dans le sang et par le sexe, dans le sang du sexe de la femme.
Une patiente rêve qu’elle boit le sang de ses règles. Elle a vu la veille, bouleversée, sa fille de 4 ans saigner du nez. Cela la renvoie à la
cuiller de sang qu’on lui donnait enfant pour la fortifier. Au sang des règles, auquel sa mère ne l’a pas préparée. Quand celles-ci sont arrivées, elle a eu peur de mourir. Quand la patiente a vu
sa fille saigner du nez, elle a eu le fantasme de boire son sang. Un fantasme cannibalique.
Gina Pane est une femme peintre et sculpteur qui inscrit dans sa chair les
signes d’un langage corporel. Le sang signifie, pour elle, l’ouverture du corps. Elle est la seule à se blesser, à provoquer un écoulement de sang. "Chez l’homme, dit-elle, il y aurait
mutilation, chez moi il y a fente, donc cela reflète le sexe, les fentes et les gouttelettes de sang. C’est la grotte de Lascaux de la femme".
"Castration blanche". La ménopause.
Toutes les sociétés traditionnelles craignent les femmes ménopausées . Dans les sociétés primitives l’homme est en danger près d’une femme qui a
ses règles. Mais davantage encore si elle ne les a plus ! Comme elles cessent de perdre de la chaleur par les règles, les femmes vont donc pouvoir en accumuler, surtout si elles continuent à
avoir des rapports sexuels, sans qu’aucune naissance ne vienne les délivrer de cette chaleur, ce qui est supposé augmenter leur pouvoir, utilisable dans des buts maléfiques. Les Traités de
médecine à l’usage des couples mariés du XIX° siècle [27] dénoncent avec virulence « la copulation avec l’épouse stérile et avec la femme ménopausée : deux figures ravageuses aux amours inutiles,
tumultueuses, excessives.. Ces Messalines conjugales aiment à se livrer à des coïts effrénés qui épuisent leur partenaire». Françoise Héritier [28] note que la femme ménopausée est la personne
sur qui risque le plus de peser l’accusation de sorcellerie.
La crainte que suscitent les femmes ménopausées proviendrait du fait qu’elles ne sont pas soumises à un homme qui, grâce à la satisfaction
sexuelle procurée, les dominerait. Quand ces femmes ont un mari, "leur puissance accrue par le coït est sous contrôle masculin". De plus, les superfluidités qui ne sont plus éliminées par les
règles seraient transmises par le regard : un regard infecté qui communique le venin aux enfants dans le berceau.
Freud lui-même stigmatise : "Une fois que les femmes ont perdu leurs fonctions génitales… elles deviennent querelleuses, contrariantes,
dictatoriales, dépitées, mesquines" [29].
Si la ménopause est un sujet gênant, censuré, c’est parce qu’il renvoie à la génitalité d’une femme dont l’âge permet la projection du sexe et de
la jouissance de la mère, lesquels sont le tabou par excellence. Mieux vaut la traiter en sorcière !
L’érotique du sang des règles
Georg Groddeck va jusqu’à écrire : "L’embrasement, l’ardeur lubrique, le désir sexuel de la femme est, pendant ces jours de saignements,
hautement accrue.. Plus de trois-quarts des viols se situent pendant ces époques". Certaines femmes parlent du plaisir autoérotique des règles. "Le goût pour l’odeur chaude, le liquide riche et
poisseux, pour cette sensation de lourdeur, de pesanteur, à la limite de la douleur, qui fait que la fillette perçoit son ventre autrement, plus profondément" [30]. Des femmes ménopausées depuis
plusieurs années ont eu la surprise de voir réapparaître leur sang, lors d’une relation érotique et amoureuse très intense. Nouveau réveil par un amant de jouissance de la Belle
endormie.
Le maternel est périodique et temporel, tandis que le féminin érotique, de
jouissance, est marqué par l’intemporalité de la pulsion sexuelle, par sa poussée constante. Le maternel est soumis à une horloge, le féminin est une poussée sans fin.
Les règles participent de la confusion corporelle entre le féminin érotique et le maternel : enfants, pénis et sang "passent" par le même lieu,
le vagin. Mais bien des femmes n’ont pas besoin d’être "saignantes" pour se sentir "femmes". On a l’âge de sa libido, pas de ses règles !
L’ambiguïté du tabou des règles peut servir de champ innocent à la transgression incestueuse d’un père. Une patiente juive raconte : son père
partageait son lit pendant la période d’impureté des règles de sa mère. Une autre patiente : son père divorcé la prenait dans son lit, du fait de ses douleurs menstruelles, et lui mettait la main
sur le ventre : "c’est ce que je faisais à ta mère quand elle avait mal ».
Entre cloacal et matriciel, entre la maman et la putain, une figure de femme
est toujours oubliée, refoulée : la femme érotique, la femme sexuelle. Entre le cloacal, qui peut être relayé par l’anal, le contrôle sur le sexe féminin, et le matriciel qui peut faire l’objet
d’une idéalisation, le sexe érotique de la femme reste le lieu le plus tabou.
Si l’hystérie a, de tous temps, défié la médecine et l’ordre social, c’est parce qu’elle touche au sexuel, à ce qui est le plus difficile à
reconnaître : la différence des sexes, à ce qui est le plus difficile à admettre : l’ouverture du sexe féminin et la jouissance féminine. C’est le lieu de la poussée constante érotique, des
grandes quantités libidinales, donc des angoisses de féminin. Le "rouge" n’est alors plus celui du sang des règles, mais symbolise la violence du sexuel et plus particulièrement du sexuel féminin
[31] .
"On pourrait presque dire que la femme dans son entier est tabou…"
BIBLIO
[1] Eliade M., Initiation, rites, sociétés secrètes , Paris, Coll. Idées, Gallimard.
[2] Freud S. (1932), « La féminité », Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, Connaissance de l'inconscient, 1984.
[3] Freud S. (1913), "Le motif du choix des coffrets" , L'inquiétante étrangeté, et autres essais , Paris, NRF, Gallimard, 1985. Freud S.
[4] Cardinal M. (1976), Les mots pour le dire , Paris, Grasset.
[5] Freud S. (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
[6] Signe d'érotisme. Apollinaire dans les tranchées de 1915 écrivait à Madeleine : "Ta toison est la seule végétation dont je me souvienne ici où il n'y a pas de végétation".
[7] Parat H. 1999), L'érotique maternelle, Psychanalyse de l'allaitement , Paris, Dunod.
[8] Devereux G. (1983), Baubo, la vulve mythique , Paris, Ed. Jean-Cyrille Godefroy
[9] Freud S. (1922),"La tête de Méduse", Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
[10] Bonnet G. (2001), La violence du voir , Paris, PUF.
[11] Quignard P. (1994), Le sexe et l'effroi , Paris, Ed. Gallimard.
[12] Bonnet G. , op. cit.
[13] Godfrind J. (1994), "Le pacte noir", Revue Française de Psychanalyse, Filiations féminines, tome LVIII.
[14] Jelinek E. (1983), La pianiste , Reinbeck, Rowolt Verlag, ed. fr. Nïmes, Ed. Jacqueline Chambon.
[15] Bonnet G. ,op. cit., Rabain J.F. (1990) , "Lasthénie de Ferjol ou l'objet fantôme", Revue Française de Psychanalyse, La déliaison psychosomatique, tome LIV.
[16] Wilgowicz P. (1991), Le vampirisme. De la dame blanche au Golem , Césura Lyon Editions.
[17] Mc Dougall J. (1989), Théâtres du corps , Paris, NRF, Gallimard.
[18] Bourguignon A. (1977) , "Situation du vampirisme et de l'auto-vampirisme" , Annales de Psychiatrie , t. 1, n° 2.
[19] Green A. "La mère morte", Narcissisme de vie, narcissisme de mort , Paris, Les éditions de minuit, 1983.
[20] Freud S. (1918), « Le tabou de la virginité ». Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, La vie sexuelle, PUF, 1970.
[21] Pons A.M. (2000), "Femme , enfant malade et douze fois impure", Revue Française de Psychanalyse, L'Idéal transmis, tome LXIV.
[22] Andreas-Salomé L. (1915), " " Anal " et " Sexuel " ", L'amour du narcissisme, Paris, Gallimard, NRF, 1980. Freud S. (1917), « Sur les transpositions des pulsions, plus particulièrement dans
l'érotisme anal », La vie sexuelle, PUF, 1970.
Schaeffer J. "Le locataire", Le refus du féminin (La sphinge et son âme en peine) , (1997, 4° ed. 2003), Coll. Epîtres, Paris, PUF.
[23] Magazine Elle, 19 sept. 2005, Elisabeth Weissman.
[24] Terme emprunté à C. Goldstein
[25] Schneider M. op. cit.
[26] Bettelheim B. (1954), Les blessures symboliques , Paris, Gallimard.
[27] (citée par A. Corbin dans « L’amour et la sexualité. Les collections de l’Histoire n°5.
[28] Héritier F. (1996), Masculin/Féminin. La pensée de la différence . Paris, Ed. Odile Jacob.
[29] Freud S. (1913), « La disposition à la névrose obsessionnelle », Névrose, psychose et perversion , Paris, PUF 1973.
[30] Cournut-Janin M. (1998), Féminin et féminité , Paris, PUF.
[31] Schaeffer J. "Le rubis a horreur du rouge", in Le refus du féminin, op. cit.